Chaka rejoignit Enguerrand dans le bureau privé de ce dernier. Dehors il faisait nuit et frais. Enguerrand se relaxait dans un large fauteuil, près de la cheminée, dans laquelle une bonne flambée dégageait chaleur et crépitements. Il avait une coupe de vin à la main. Il portait des vêtements confortables confectionnés dans de nobles matériaux. Le mage, quant à lui, avait quelque peu modifié ses atours, sans pour autant verser dans la fantaisie. Il portait une chemise de soie blanche finement brodée, et par-dessus, un pourpoint fait de cuirs sombres, des pantalons et des bottes de cuir. Enguerrand nota immédiatement (et avec amusement) la rapière, qui battait son flanc gauche.
Enguerrand : Ah Chaka, prenez place je vous prie. J'ai pensé que nous pourrions discuter un peu vous et moi...
Le mage s'assit dans un autre fauteuil.
Chaka : Mais très certainement.
Enguerrand (ton badin) : Je suis toujours aussi ignorant de ce qu'est la Roue du Temps vous savez. Vous vous souvenez de ce que vous m'aviez dit, que vous craigniez de me submerger d'informations ? Et bien j'ai du temps ce soir, je vous écoute.
Enguerrand se renversa dans son fauteuil prenant ses aises.
Chaka (soupirant) : Hmm. Soit. Partons donc du commencement. Avant tout, vous devez savoir que la grande diversité des systèmes de datation de notre continent, Faerun, ne constitue pas une impasse pour l'échange d'informations entre les peuples. Pourquoi ? Vous êtes vous déjà posé la question ? Parce que la plupart des historiens et des sages se réfèrent pour dater les événements à un calendrier original, toujours le même, dans lequel toutes les années depuis environ... 1300 ans jusque dans environ... 1000 ans (d'aucuns disent 1500 ans) ont un nom bien spécifique, qui, en réalité, est censé évoquer un élément historique particulièrement marquant. Pour beaucoup, cette nomenclature inédite, appelée Roue du Temps, fut imaginée par Alaundo le Prophète, un talentueux devin, qui vécut à Candlekeep aux alentours du premier siècle de notre ère.
Pause.
Chaka : On sait moins qu'en réalité le rôle d'Alaundo dans la conception de cette oeuvre formidable est quelque peu exagéré. Car ce n'est pas lui, mais une érudite netherese, Augathra, dite la folle, surnommée également la prophétesse perdue ou la devineresse maudite (j'essaie de trouver les bons termes dans votre langue sans trahir le sens) qui conçut l'essentiel de la Roue du Temps, Alaundo ne se contentant que de la traduire intégralement en langue vernaculaire en apportant quelques ajouts mineurs...
Pause.
Chaka : Pour revenir à ce qu'est la Roue du Temps, vous aurez noté que retrouver a posteriori l'événement le plus marquant d'une année passée, justifiant son nom, est un exercice délicat, mais pas impossible. Quelle devrait-être notre démarche intellectuelle pour une année future ? Doit-on chercher un sens dans le nom choisi par Augathra ? Peut-on et doit-on y déceler une indication sur le futur ? Peut-on et doit-on prévoir le futur à partir de l'oeuvre d'Augathra ? Ce sont là des questions embarassantes qui appellent des réponses compliquées. Et qui ont engendré bien des polémiques sur les bancs des écoles, collèges et universités...
Pause.
Chaka (neutre) : J'ai tellement étudié la Roue du Temps que j'en ai perdu le goût des choses simples qui composent la vie, tellement lu de livres à la lueur des bougies que j'en ai abimé mes yeux. Je connais par coeur le nom de certaines années, en particulier celles qui correspondent à des périodes historiques qui m'intéressent, sur lesquelles je travaille. L'année prochaine est un bon exemple. Son nom, selon la Roue du Temps, est : "l'année de la Bête à crocs". Ne doit-on pas y voir une allusion subtile à la cité des Portes des Crocs de Métal où s'amassent en ce moment les gnolls - ces créatures immondes aux mâchoires puissantes - et d'où ils déclencheront leur offensive ? Ayant croisé d'autres sources d'informations et fait usage de rituels de divination, j'ai acquis la conviction profonde que le pire était à craindre pour l'Empire, c.à.d. pour le monde que vous avez toujours connu depuis que vous êtes né. J'entrevois un déclin précipité de l'Empire après que les gnolls déchainés en raseront la capitale. On peut croire en cette prophétie ou préférer s'en détourner, l'ignorer. Mais entendez-moi bien, Enguerrand. Point ne devez mépriser les secrets de la divination et des devins. Ils voient plus loin que le reste des hommes. Si vous croyez en la véracité de mes propos et n'y voyez pas les propos d'un fou ou d'un halluciné, suivez mon conseil et préparons-nous. Positionnons-nous. De quel côté sera-t-on quand les gnolls frapperont ?
Enguerrand : Si possible, pas sous leurs épées...
Chaka : Ceci n'est qu'un prélude à mes révélations. Je peux continuer ou m'arrêter ici. Il y a déjà matière à questions de votre part et à explications complémentaires.
Enguerrand : Ne me baratinez pas Chaka. Vous ne me dites pas toute la vérité.
Chaka (sourire en coin) : En effet. Pas pour le moment. Soyez patient. Mais ce que je dis là, vous pouvez raisonnablement le tenir pour fiable. Ce que je tais à dessein n'est pas essentiel à la compréhension de l'ensemble. Ce sont des points qui me concernent plus spécifiquement ou des hypothèses personnelles dont je ne peux démontrer l'exactitude.
Enguerrand : Contrairement à tout ce que vous venez de dire? (Enguerrand scrutait avec attention l'attitude du mage, sembla interloqué un moment puis lui demanda de continuer)
Chaka (redevenu sérieux) : Plus jeune, je me méfiais des prophéties, comme vous aujourd'hui, mais j'ai appris, souvent à mes dépens et presque toujours dans la souffrance, à y croire. Ce que nous prenons pour du hasard n'est qu'une manifestation de notre ignorance. Jensag, l'oracle d'Harrowdale, avait coutûme de dire : "Tout est écrit et nous ne sommes que des pantins entre les mains des Dieux" et il avait bien raison ! Et maintenant puis-je poursuivre ?
Enguerrand, perplexe, haussa les sourcils.
Chaka (baissant d'un ton) : La suite n'est connue que d'un très petit nombre de savants. Alors qu'Augathra recevait des visions positives pendant la journée et les interprétait calmement pour composer son oeuvre, durant la nuit, son sommeil était troublé par d'inquiétants cauchemars et par de terrifiantes hallucinations dont elle se souvenait à son réveil avec une étonnante précision et qui constituait pour elle une autre source prophétique, obscure de par ses origines mais néanmoins signifiante. Les prophéties nocturnes d'Augathra, entrelacées dans les prophéties diurnes, forment ce qui fut appelé "La Noire Chronologie", une collection de sombres présages et de savoirs secrets, des savoirs interdits, jugés dangereux pour l'âme humaine. Augathra consigna ce savoir dans un livre appelé le "Livre des Ténèbres". A ma connaissance, il n'en existe qu'un exemplaire sur Faerun. Vous me suivez toujours ?
Enguerrand : Où voulez-vous que j'aille ? Continuez...
Chaka (ton feutré) : Augathra compila donc la Noire Chronologie pour l'éternité. Mais son esprit ne put résister à la noirceur de ses visions et la pauvre femme sombra dans la folie, alors que parallèlement, prisonnière et victime de ces mêmes visions, devenue malgré elle l'instrument d'une puissance supérieure, elle se trouvait condamnée à vivre éternellement dans un monde de chimères. Dans son malheur, Augathra finit par comprendre que ses visions ne pouvait que trouver leur source dans le principe primordial des ténébres et de la nuit qu'on appelle Shar.
Pause.
Chaka (sombre) : Quelques rappels de cosmogonie s'imposent à ce niveau du récit... Après que le Seigneur Ao eut créé l'univers, il est dit que le chaos tourbillonnant s'agrégea pour former deux principes divins jumeaux : Sélûné, une entité de lumière et de création, et Shar, un pouvoir de ténèbre et de destruction. L'essence même de Shar est paradoxalement liée au néant qui prééxiste à l'acte fondateur d'Ao. Shar reflète l'obscurité originelle, le vide parfait, troublé au commencement des temps par un Dieu suprême, distant et indifférent. Shar aspire par dessus tout à un retour au calme de la non-existence.
Pause.
Chaka (ton feutré) : Augathra fut amenée à conclure que Shar lui avait révélé ces visions soit par erreur, soit dans l'intention perverse d'implanter dans le monde les graines de la corruption et ce à un point tel que pour quiconque en comprendrait la signification, il deviendrait évident que le monde coure inéluctablement vers une destruction programmée et définitive, selon les volontés d'une puissance supérieure "usant de patience", devant et pour laquelle, comme le dit l'Apôtre : "un jour est comme mille ans et mille ans sont comme un jour". [2 Pierre, III, 8]
(Enguerrand restait attentif)
Chaka (air grave) : Deux années doivent plus spécifiquement retenir notre attention : 1358 DR "l'année des Ombres" et 1385 DR "l'année de la Flamme Bleue". En effet, pour les deux calendriers, ces deux années coincident avec l'apparition d'événements d'une extrême gravité pour l'équilibre du monde. Les années qui suivent 1385 sont ressenties ou décrites comme une période de désespoir.
Pause.
Chaka (ton feutré, expression inquiétante) : On note que la Roue du Temps n'établit pas de relation particulière entre les deux dates. Tout à l'inverse, la Noire Chronologie laisse entendre que 1358 annonce 1385. Et, toujours selon la Noire Chronologie, 1385 correspond à une victoire pour Shar, mieux : un accomplissement...
Enguerrand : Des inversions... Etrange... Poursuivez.
Chaka s'était tu. Il connaissait le talent d'Enguerrand pour accoucher les esprits. Il semblait réfléchir à la suite de ce qu'il allait dire ou ne pas dire. Il était déjà allé bien au-delà de ce qu'il souhaitait révéler.
Chaka (après une longue inspiration) : Oh et puis, au point où nous sommes rendus... Que Mystra me pardonne ! Sachez qu'une fois encore les prophéties disent vrai. C'est la réalité. Un cataclysme sans précédent se produira bien en 1385, c.à.d. dans 746 ans. Je le sais de manière certaine. Et pour cause : j'y ai survécu, j'ai été le témoin des dégâts, j'en ai mesuré toutes les effroyables conséquences. Et mes compagnons Voyvodin, Marty, Wryven Ulondaar, et Caius Séranus, l'archiprêtre de Waukeen, également. Oui... Nous sommes les enfants de cette époque de misère et de lamentations.
Pause.
Chaka (sombre) : Alors comment est-il possible que je me trouve aujourd'hui devant vous ? C'est un mystère... Mon opinion est que nous avons subi les effets des fameux Couloirs du Temps ; nous avons été arrachés à notre époque et ramenés 747 ans dans le passé, ici même, dans le Shaar.
Enguerrand demeurait sans voix.
Chaka (concentré) : Et maintenant revenons si vous le voulez bien à l'année 640 DR. Si nous n'agissons pas, Lhesper sera rasée et l'Empire disloqué. Une certaine interprétation de la prophétie le laissait entendre : les livres d'histoire l'ont consigné. Mais ce n'est pas tout. Un combat titanesque opposera un dragon rouge ancien et colossal à une druidesse célèbre. Le dragon n'est autre qu'Ashardalon. Et la druidesse est la chef du Ministère des Vents au sein de l'Enclave d'Emeraude - une congrégation druidique, créée en 374 DR du coté du Vilhon Reach, ayant depuis développé des ramifications jusque dans le Shaar. Elle se nomme Dydd Kojar. Cet événement-là, les livres d'histoire l'ont passé sous silence...
Chaka (ton feutré) : Et si la "Bête à crocs" de la prophétie ne désignait pas les gnolls mais un dragon, et pas n'importe lequel, l'un des plus puissants qui aient jamais vécu dans ce monde : Arshadalon ? Simple hypothèse de travail mais qui mérite d'être soulevée vous ne croyez pas ? En tout cas, ce dont je suis sûr, c'est que l'issue du combat entre Arshadalon et Dydd aura des implications fondamentales dans le plan général de Shar. Je ne connais pas les extraits de la Noire Chronologie relatifs à cette période mais je serais prêt à parier qu'on peut y trouver la trace d'une relation de cause à effet.
Pause.
Chaka (ton feutré, air grave) : Ma mission pour ce que j'ai compris, qui est aussi celle de mes amis, est de surveiller la venue de cet événement et si possible d'en infléchir le cours dans un certain sens, afin que le pire ne survienne jamais. Il me faut également mettre dans le secret certaines personnes puissantes dans cette époque.
Enguerrand demeura éberlué un instant avant de réagir.
Enguerrand : Vous m'obligez à voir grand. Trop grand. Je veux vous croire, vous êtes trop mauvais comédien pour inventer tout cela... Pour ce qui est des dieux, j'avais plutôt dans l'idée qu'ils s'occupaient guère de nous. J'aimerais qu'Aragnel se prononce sur une telle ingérence divine dans nos destinées... Et s'il corrobore vos dires et que de grandes choses se préparent, ce serait dommage de ne pas en être.
"Va maitenant, écris ces choses
devant eux sur une tablette,
Et grave-les dans un livre,
afin qu'elles subsistent
dans les temps à venir,
Eternellement et à perpétuité..."
Esaïe, 30, 8.