D?abancourt. Rainier d?Abancourt s?est introduit dans la chambre nuptiale de feu Agathe et Oberyn. J?examine avec discrétion chaque recoin de la luxueuse pièce de l?ambassade Martell. Les draps froissés ? et non tachés-, les preuves de lutte? et le balcon d?où est tombé ma soeur en s?interposant entre son mari et son amant éconduit.
Qu?on me regarde ou non, je donne le spectacle qui convient à la situation : le déni du drame, les mains agrippants la rembarde, les yeux perdus dans le vide.
J?ai tellement pris l?habitude de rester maitre de mes émotions que j?ai l?impression de ne rien ressentir. Pourtant, l?absence définitive de ma jeune s?ur me laissera un vide indéniable. Le moment n?est pas aux atermoiements, le hasard ou la malchance n?ont sans doute rien à voir dans la mort d?Agathe.
« On a nous a rapporté que le fugitif avait passé la porte sud. Viendras-tu à sa poursuite ? »
J?acquiesce à Théodore d?un signe de tête.
Une fois dehors, alors que mon fidèle Klaus m?aide à monter à cheval, je lui désigne subrepticement quelques fenêtres des maisonnées avoisinantes que j?ai repéré depuis les hauteurs du balcon.
« Attends que nous soyons partis. Interroges les riverains, quelqu?un à du voir ou entendre quelque chose. Paies-les, secoues-les s?il le faut. Si tu n?as rien trouvé, écumes les bars et rapportes-moi les ragotages. »
Revenu à l?ambassade Shieldheart, je réveille personnellement Chaka pour qu?il se joignent à la chasse. Son cerveau fertile, alors qu?il est encore vaseux, enclenche une série de questions. J?y coupe court en lui disant que oui, quelque chose cloche et que j?attends de lui qu?il ouvre grand les yeux pour discerner le vrai du faux.
Quelques soldats nous accompagnent et Oberyn est rejoint par Aryon qui prend le temps de nous témoigner, à Théodore et moi, son soutien et son affection. Ténaris vient également à ma demande car ses talents de pistage sont avérés.
Malheureusement, dans l?agitation du départ, Théodore intercepte l?évocation des liens « privilégiés » qu?entretenait Agathe avec Rainier et me promet un conciliabule des plus tendus sur ce sujet. Le provoquant un peu, je ne concède aucun terrain devant sa sourde colère. En cet instant, il me fait penser à notre père, cherchant un bouc émissaire à ses propres faiblesses et manquements. C?est oublier que depuis le décès de notre mère, j?ai refusé d?être un souffre-douleur bien docile.
La poursuite nous emmène aux abords du lac. Aryon et deux hommes remontent le cours d?un affluent, prêtant au fugitif une man?uvre rusée pour semer ses poursuivants. Je n?y crois pas un instant, si Rainier était intelligent, il n?aurait pas fait irruption de façon si stupide cette nuit. Quand à fuir, il eut mieux valu faire galoper à sa place quelconque fidèle serviteur vêtu de ses frusques.
La suite me donne raison, nous retrouvons le fugitif, exténué et harassé, qui est rapidement encerclé.
Oberyn rosse un Rainier bafouillant quelques excuses confuses qui semblent confirmer son rôle dans le drame ou tout du moins, sa présence. J?entends Théodore chuchoter à Oberyn, comme pour abonder un jugement expéditif. Celui-ci a déjà sorti son épée du fourreau.
Durant la chevauchée, nous avions pu avec Chaka et Ténaris évoquer la troublante vraisemblance des évènements décrits. De fait, l?homme des steppes se tient prêt à agir pour empêcher une exécution sommaire.
J?entrevois les champs du possible : Oberyn levant son épée, Ténaris s?interposant. Rainier survit pour le moment. Mais ensuite, il sera placé dans des cachots, nous n?aurons pas accès à lui. On retrouvera Rainier « suicidé ». Nous n?y croyons pas bien sur, le mystère restera entier, les preuves que l?on nous cache disparaissent davantage. Nous cherchons inlassablement, nos investigations « dérangent » avec le risque qu?un de nous soit pris pour cible. En marge de cela, il est publiquement reproché à Ténaris son ingérence. Nous sommes séparés les uns des autres, ce qui complique davantage notre tâche oh combien ardu de prévenir la menace qui pèse sur le royaume?
« Non ! »
J?ai dégainé ma rapière face au bourreau. Elle fait pâle figure devant la large lame d?acier dans les mains d?Oberyn.
Théodore m?interpelle, il craint pour moi. Ténaris voit en moi un renfort pour sauver le fils d?Abancourt, pâle reflet de lui-même. Il pourrait faire pitié. Il pourrait.
Un filet de sang s?écoule de la bouche de Rainier d?Abancourt. Tel la flèche de la divinité de l?Amour Véritable, la pointe de mon épée d?escrime à transpercer son c?ur.
Chacun reste sans voix et stupéfait. Seul Ténaris a compris au dernier instant que j?allais contre toute attente tuer Rainier mais n?a pas été assez rapide. Il me regarde effaré.
Délogeant ma rapière en poussant le corps du pied, je me fends d?une grimace de dégout et d?un crachat.
La surprise générale passée, Chaka exprime ouvertement sa désapprobation eu égard à la justice du royaume. J?entends Théodore et Chaka lui intimer de rester à sa « place » tandis que je m?éloigne un peu en leur tournant le dos pour appuyer subrepticement mon palais avec le pouce afin de me faire vomir un peu.
En repartant, Théodore à un geste d?affection maladroit pour moi. Oberyn me témoigne d?une accolade sincère et par quelques mots une considération qu?il n?imaginait avoir pour moi un jour. J?acquiesce d?un regard soutenu en ajoutant que « personne ne peut s?en prendre à nos familles impunément. »
Ma voix est convaincue? mais je pense le contraire. Qu?importe, pour l?instant, il ne sert à rien de montrer notre suspicion concernant le déroulement de la sinistre scène qui a couté la vie d?Agathe. Obéryn qui a été capable de vaincre Théodore en tournoi pouvait-il vraiment se faire tenir en respect par un Rainier fou de chagrin ? Que s?est passé dans le laps de temps ou Obéryn a été sonné par un mauvais coup à la tête ? Pourquoi Agathe Shieldheart devait-elle périr ?
Il me sera plus facile de passer outre les mensonges qui entourent chacun de nos pas en donnant l?image d?un frère meurtri dans sa chair et soumis à un accès de colère par vengeance.
J?entrevois des regards gênés entre Théodore et Obéryn, comme s?il y?avait autre chose que l?image d?Agathe dans leur esprit. Il faudra que je découvre ce qu?ils me cachent?
Le fils Martell est ferré, au prix de la vie écourtée de Rainier, dont le corps git en travers d?un cheval pour être ramené à Lhesper.
Nous retrouvons plus tard Aryon qui apprend ce qui s?est passé. Pour faire taire Chaka dont je redoutes les sorties hasardeuses en présence d?un auditoire, rassurer Aryon sur mon sang-froid mais aussi pour prévenir un départ de Ténaris pour qui chaque vie humaine a de la valeur, je suis contraint de leur expliquer en privé les raisons de mon geste. D?abord perplexe, ils conviennent que le sort de Rainier était effectivement déjà scellé?
Quand à Chaka, je pense qu?en vérité, il se moque d?un mort de plus ou moins et avait plutôt plein de questions à poser à Rainier. Je pense de plus en plus qu?il veut garder le contrôle sur nos réactions et attend que chacune de nos décisions lui soit soumise. Ses mots deviennent cassants et ses commentaires sur le corps inanimé d?Agathe revêtent une froideur très déplacée.
Que sais-je vraiment de lui ? Est-il un problème? Est-il le problème, l?origine de tous nos maux, un corbeau de mauvaise augure? L?espace d?un instant, je me vois faire disparaître son arrogant sourire d?un coup d?estoc qu?il n?aura même pas le temps de voir venir. Mais en lieu et place, je lui réponds d?un sourire amer que je lui prédis un « avenir radieux ».
En m?éloignant, impassible, je regarde ma main et me fustige de la voir trembler.
Agathe, je suis désolé?